Albert Ayme
Aucune relation de terme à terme, anecdotique, avec les cycles des Leçons de Ténèbres de Lambert, Charpentier ou Couperin. A. A.
ne part pas d’elles, ignore même leurs paroles bibliques, il poursuit ses propres gammes chromatiques… Dans le titre même, le projet est désigné par «chant» et non «leçon». Priorité de la méthodologie des structures musicales et son rayonnement en puissance par delà les divisions entre arts du temps et de l’espace. Pour A. A.
«la réconciliation de l’homme visuel et de l’homme auditif» est à ce prix… Il nomme ses trajets de la couleur des «Partitions».
Une indivisible entité spatio-temporelle, le temps pictural, étant «matériellement constituée par la couleur» : un thème rythmique fait résonner les couleurs et les met en mouvement, lié au travail du tressage, selon les principes du canon et du contrepoint. Recoupements intuitifs de cette méthode avec toutes sortes de procédés, à l’origine des formes contrapunctiques les plus complexes… Cohérence du propos plastique
d’A. A., capable de produire à la fois ordre et richesse, unité et variété (le second terme dépendant de la prééminence du premier) comme chez les grands polyphonistes, avec les outils immémoriaux et irremplaçables de la variation : renversements, rétrogradations, transpositions, changements d’échelle, double mise en abyme…
«Chant» renvoie au tressage polyphonique des voix à partir des 3 couleurs primaires – et puis le jeu des gammes varie : 2 bleu + 1 rouge, 2 rouge + 1 bleu, 3 bleu… les dés des altérations relancés, par fusion transparente des passages superposés. Prééminence du ternaire et de ses multiples. Nouvelle étape de sa démarche paradigmatique. Creuser encore un peu plus profondément le terrain de l’écriture polyphonique au-delà de la juxtaposition de séquences préconise, dans son essence, l’interpénétration et la superposition transparente de plusieurs strates. Alors l’attaque acérée des obliques, le coup d’archet le plus incisif strie la couleur.
Tandis que chantaient les moines… à mesure que l’aube pointait, les lumières des cierges étaient éteintes une à une… double mouvement du phénomène. Dans les 7 Chants de Ténèbres,
ces raies non-peintes, quel rayonnement lumineux ! Le blanc pour faire voir avec plus d’acuité ce qui l’entoure (problématique à rapprocher du statut que Webern accorde au silence)… lui accorder une fonction structurale positive, les blancs coïncident aux rythmes d’origine quand l’écriture syncopée les fait émerger. Syncope, point-d’orgue ou soupir, battement, le silence cerne l’œuvre en son centre… (Silence aussi dans Envoi à Pablo Picasso, celui de la petite toile blanche, hiératique,
au centre de son «Atelier du 1erAvril 1956»). Même retrait, même isolement dans sa vie, choix «éthique» rigoureux, A. A. centré sur son œuvre, travaille en poète dans son «monde muet».
Après l’extrême luminosité, aiguë, de la «haute note jaune» du Tombeau de Van Gogh, voici un tout autre registre, comme s’il passait des sonorités du violon à celles de la contrebasse, comme en une descente vers les tréfonds,
dans une quête des couleurs les plus profondes,
les plus riches en harmoniques… «avec ces alliages, résonances qui surprennent, elles rendent ce ton sourd du bronze, de l’airain,
ce timbre de bourdon, basson, percussion»,
me dit A.A.
Chez Albert Ayme, rapport sans cesse réinterrogé entre les signifiants du langage plastique
et le pouvoir d’invention, qui implique à chaque fois de nouvelles hypothèses de jeu : la notion
de «Paradigme».
Jean-Yves BOSSEUR
(extraits du livre «Sept Chants de Ténèbres»)