Antoine de Margerie
Antoine De MARGERIE
Margerie n’est pas venu à l’abstraction en s’abstrayant du sujet, mais en se soumettant jusqu’au bout à l’exigence du regard.
Avec une infinie patience. Certes, ce qu’il nous
a donné n’est pas une peinture bavarde, mais elle nous parle. En un sens, elle parle comme l’homme parlait à ceux qui l’ont connu : comme l’expression naturelle d’une présence familière et pourtant retenue ; vulnérable à force d’être sensible, et pourtant solide comme un roc.
La sûreté du geste allant de pair avec une ouverture sans arrogance à ce qui va venir.
Le sens pratique toujours en éveil et disponible aux attentes des autres. Ce n’est certainement pas faute de sens du concret qu’il s’est tourné vers l’abstraction ! En même temps, on sent bien ce que son tête-à-tête avec la toile avait de follement exigeant. Le peintre, le graveur, doit se débrouiller avec une surface plane. Et bien souvent ce qu’il a à dire est affaire de profondeur. La lumière aussi, même rasante, fait relief, détache et creuse. La question n’est pas nouvelle, mais la réponse de Margerie la renouvelait, par son refus de tricher avec le plan. Le plan était là, point. C’était comme dans la vie. En fait, c’était dans la vie. On prend ce qui résiste, là, pour ce que c’est : on fait avec. Mais faire avec, pour lui, ne signifiait pas s’en accommoder, renoncer à chercher plus loin. C’est donc avec les plans, leurs forme précises, leurs dispositions exactes, le jeu de leurs couleurs parfois franchement opposées, parfois jouant sur de subtils flottements, l’intensité des valeurs aussi, évidente dans les gravures en noir et blanc et bien présente dans les tableaux, qu’il a su donner à son œuvre cette profondeur
qui frappe aussitôt.
Mais, dans cette profondeur, il ne recherchait pas un simple effet d’optique. Margerie était un poète de l’abstraction et, comme tout poète, il demandait à son langage d’exprimer ce qu’a priori ses moyens ne savent pas dire. Non par ésotérisme, rien de tel chez lui, non par affectation : quiconque a connu l’homme sait bien qu’il était à l’opposé absolu de toute affectation, que le naturel était sa nature. Mais parce que le poète sait bien que la vérité des choses ne se laisse jamais réduire aux moyens
de quelque langage que ce soit, que pour la rendre au moins un moment sensible, le langage doit se dépasser. Or l’abstraction n’était pas pour lui un moyen d’échapper à la vérité des choses, mais bien d’essayer de l’atteindre au plus près. Pour y parvenir, il ne s’agit pas de se dérober aux contraintes de ce langage, à ses règles du jeu (non celles que nous voulons lui imposer, mais celles qu’il nous impose). Il s’agit de l’amener,
le plus souvent à force de patience, à la limite de ses ressources. Le peintre ne sait pas plus que l’écrivain ce qui va sortir de son travail, ni quand, ni comment, mais il sent très bien le moment où quelque chose survient, où ce qu’il a devant lui exprime plus que ce qu’il croyait avoir su y mettre, une sorte de lumière. Le fameux : « C’est ça ! » dont on ne sait jamais tout à fait en quoi il consiste, qui est désormais là, sur la toile, disponible à qui saura faire la même rencontre, aller au-delà de son pressenti au premier regard.
Présentant l’exposition de son oncle Paul – un figuratif, lui, à la tour Philippe le Bel, à Villeneuve-lez-Avignon, Margerie avait dit, parlant de la peinture : « C’est simplement une manière de dire : regardez, revenez sur un tableau que vous avez cru voir, réfléchissez. L’artiste fait une partie du chemin vers celui à qui il s’adresse : celui-ci doit aussi faire une partie du chemin. Laissez parler votre imagination et s’exprimer votre émotion. » Tout dépend, bien sûr, de la partie de chemin faite par l’artiste : c’est lui le guide. Mais il sait qu’il ne peut jamais faire tout le chemin, que l’œuvre, en un sens, n’existe que parce qu’elle est regardée, lorsqu’elle est regardée. Bien rangé dans son emballage protecteur ou parfois exposé, le tableau, comme le poème, a toutes les qualités et les seules qualités de la chose. C’est en nous, spectateurs, qu’il peut se mettre à parler.
Dans chacune des œuvres qu’il nous donne à voir,
à travers les intensités et les rapports de couleurs, les effets de lumière, l’exacte juxtaposition des plans qui les fait parler entre eux, Margerie a mis quelque chose de cette humanité qu’il cherchait au bout de lui-même, en dehors de toute complaisance à soi. A nous de faire le chemin auquel il nous invite à la rencontre peut-être de ce que nous ne savions pas encore posséder en nous.
François Garrigue